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« Quand je serai grande, je deviendrai youtublogueuse »

Par Le 08/06/2015

J’ai toujours rêvé d’être blogueuse mode, et mieux encore : blogueuse-tutoriels-coupes-stylées-maquillage-pro-faux-naturel-sans-organisme-modifié.

Je me maquillerais devant la webosphère et le monde m’observerait, armée de mon pinceau pour les yeux, affiner mon nez et cacher mes rides grâce au fabuleux make-up Yves Rocher.

Je deviendrais ce que je n’ai jamais été : une maquilleuse professionnelle sans formation, avec de l'expérience dans l'apparence grâce au parcours semé d'embûches de la puberté.  J’aurais eu l’adolescence pour faire tous les fashion faux pas possibles et ma rédemption serait une réincarnation en coach, à la crédibilité attestée par la correction de toutes les erreurs du passé. Une styliste autoproclamée racontant son quotidien devant des femmes fragiles en manque de personnalité.

Je leur expliquerais comment paraître naturelle avec une crème qui embellit le teint, quelle poudre miracle appliquer pour faire semblant d’être démaquillée, comment avoir les pommettes rosées sans forcément être bourrée, le secret des sourcils authentiques (épilés et soigneusement dessinés) et puis pourquoi la pierre d’Alun a miraculeusement sauvé mes seins.

A toutes ces ignorantes, je conterais depuis combien de mois je ne m’épile plus, pourquoi le dentifrice est devenu mon pire ennemi et comment fabriquer son shampooing bio et sain à l’huile de brocolis.

J’aurais des fans, des groupies, des abonnées. Puis j’écrirais un livre : L’imitation comme secret de beauté, enfin je veux dire : Être heureuse et s’assumer en trouvant soi-même les clés du succès. Je serais le Pulitzer ou le best seller du vernis alors qu’à l’origine je ne faisais que filmer ma vie pour tuer l’ennui.

Je prendrais mon quotidien en photo et le rendrait extra-ordinaire, mes courses au supermarché deviendraient une routine beauté, le must-have de toute fashionista invétérée. J’augmenterais de tous produits la désirabilité, montrerais comment affirmer son humilité en postant des photos Berthillon et Ladurée, porterais robes sans cavalier Roberto Cavalli et ballerines Repetto tout en répétant que dans la vie « l’essentiel est la simplicité ». Evidemment, je serais, quel que soit le temps, manucurée, quand bien même ce serait pour faire un jogging au parc du Prieuré.

Mes imperfections deviendraient la base de l’hygiène beauté et ma modeste personne serait flattée chaque jour de façon exagérée.

La surexposition serait ma came, du lever au coucher je dévoilerais tout à travers ma webcam. Je créerais la dictature du bien « être », du comment se comporter en société (talons de 13 centimètres exigés), dirigerait la communauté des filles stylées, qui m’aimerait suivrait les 10 commandements de la superficialité.

Je serais la reine du podcast et Youtube serait ma télé-réalité : mes confessions intimes telles des paroles saintes sur la toile et aux yeux de tous, à jamais dévoilées.

Ma vie serait rythmée par le play des internautes, les commentaires seraient des lettres d’amour de prétendantes transies, rêvant toutes et suppliant de devenir mes amies.

Je deviendrais plus cool que la reine du lycée, qui m’aurait des années plus tôt, évincée. Fini la ringardise et les soirées télé, les boîtes qui m’auraient recalées viendraient me supplier et la popularité ferait de moi la star que les cieux avaient prédéstiné.

Je vendrais mes conseils mode pour un cachet L’Oréal à cinq chiffres, scrupuleusement négocié. La spontanéité de mes débuts qui aurait fait mon succès n'existerait plus. Elle serait vendue aux marques qui me dicteraient quoi raconter dans des vidéos HD, caméra prêtée pour le tournage et validation du montage.

Je lancerais des jeux-concours pour doper la notoriété des marques futiles dont la pérennité reposerait uniquement sur mon style. J’aurais des produits gratos et des échantillons à n’en plus finir, des gadgets désuets ne demandant que mon humble avis pour être vendus ou, d’un claquement de doigts, anéantis.

M’essayer ce serait m’adopter, je deviendrais une marque humaine à part entière, un produit qui n’est pas à vendre, acheté de toutes parts. La reine du numérique, corrompue et auto-entrepreneuse, implorant pour un commentaire flatteur ou une requête en plus sur Twitter. A moins de 35 056 981 likes je ne posterais pas de nouvelle vidéo, tant pis pour la recette du cheveu qui brille grâce à l’huile de jojoba saupoudrée de vanille.

Imaginez mon pouvoir, mon importance, un empire bâti grâce à mon génie et ma photogénie. L’ironie du sort : l’infortune d’une fille aux préoccupations qui n’intéressaient personne changée en idole des foules, captivante, à la prospère fortune.

Pas de revers, seulement une médaille, que dans ma vie d’avant je n’aurais pu gagner et qui pourtant aujourd’hui, se trouverait délicatement posée sur mon clavier.

Maquillage russe avant apres 03